dimanche 20 février 2011

Angèle



Angèle patine dans un bruissement feutré
sur le linoleum saumon du couloir.

Elle semble flotter au milieu de cette effluve douceâtre,
écoeurante fragrance,
à la fois culinaire et médicamenteuse,
qui infiltre les murs et l’air ambiant.


Elle semble faire la planche sur une mer verticale
et respire comme on chuchote.


Un homme d’une quarantaine d’années,
traits tirés et cheveux en bataille, arrive d’un

pas rapide et passe à côté d’elle comme un courant d’air.
Angèle prend à peine conscience
de sa présence qu’il a déjà disparu.


Elle se laisse lentement dériver
et surnage à la hauteur de la chambre 102.

La porte est entrouverte.
A l’intérieur, une main saisit le pot de fleur
sur la fenêtre
et le fracasse contre le mur.

Vibrations qui fuient du mur vers le sol
puis du sol vers
les branches métalliques du déambulateur
jusqu’aux mains d’Angèle, pétrifiées.


« Ta pa teu bouilla pat poto po to po to poto ta pa teu »

Et vlan les cadres des photos de famille qui s’envolent
hors de la pièce et échouent
entre les chaussons d’Angèle.
« poto ta pa poto ta pa »


La porte se ferme, violemment.

Bruits sourds d’un corps frêle qui se jette contre le mur.
Plusieurs fois.

Angèle n’a pas bougé d’un poil.
Ses yeux, autrefois bleus, aujourd’hui presque blancs,
pivotent dans tous les sens

et son menton tremble un peu.
Le bruit a cessé.


Angèle se remet en mouvement
alors que les soignants se précipitent dans la 102,

et entraîne dans sa course au ralenti un petit cadre éméché.
Il entrave l’avancée de son pied droit
mais elle ne s’en aperçoit pas
et le traîne
sur plusieurs mètres.
Angèle glisse vers le fond du couloir
et sa silhouette disparaît

peu à peu comme un flocon.

Elle est maintenant dans la salle commune
et regarde sa montre.

C’est l’heure de la collation,
des fruits frais sont disposés sur la table.

Les yeux d’Angèle suivent la course
inlassable de la trotteuse.


Henriette déboule à toute berzing
sur son nouveau bolide à 2 vitesses

et dérape en laissant une trace
de gomme sur le lino.

« Alors ! Z’avez vu c’qui s’est passé
dans la chambre de Msieur Michel ?!! »

lance-t-elle à Angèle, qui ne la regarde pas
mais se raidit dans son fauteuil.

Des pots de terre cuite se déflagrent
lentement dans un coin de sa tête.

« Il paraît qu’c’était un sacré bazar, tout de même !
J’ai r’trouvé une photo de son fils

au milieu du couloir, dites donc ! »

Elle lui tend le cadre fendu avec énergie
et deux éclats de verre s’enfoncent dans sa main.

« Ouuuh… C’est que j’ai l’oreille qui m’pique tout à coup…
Ca doit être mon endive qui r’commence… »
Elle pose le cadre sur les genoux d’Angèle et
se masse vigoureusement le genou.

« Ben faut dire qu’le gamin il est r’parti en trombe
toute à l’heure avant qu’ça pète.

C’est encore une histoire d’mauvais bulletin ça !
L’père, y s’tue à la tâche pour payer des
études au p’tit,
y va aux champs tous les jours,
plus les extras à la traite,
et l’môme voilà
comment il r’mercie !
Bah j’comprends qu’le père René,
il balance des trucs contre les murs !

J’vous en ficherai des p’tits merdeux pareils !
Ah faites des enfants, faites des enfants,

des bons à rien ! Des bons à rien, j’vous dis ! »

Angèle n’écoute pas, elle pioche une framboise,
la fait rouler sur ses gencives dénudées,

et l’avale tout rond. Elle se lève maladroitement et hurle :
« Mais ! Ces framboises sont… sont folles !!! ».




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